Cale Douce | L’histoire comme expérience somatique
ANAÏS DUPLAN RENCONTRE KAPWANI KIWANGA
Traduit par Sika Fakambi

« Je viens du cinéma documentaire », explique Kapwani Kiwanga, qui s’est pourtant très tôt sentie à l’étroit dans les formats traditionnels du film documentaire. Elle considère désormais son travail comme la recherche d’une autre façon de documenter le réel — qui puisse ouvrir le public de ses œuvres à différentes intelligences du monde.
Connaître, pour Kapwani, c’est une affaire du corps. Cela nécessite un désinvestissement de l’esprit, pour aller plutôt du côté de la perception, vers l’expérience sensorielle.
« Le corps prend beaucoup plus d’importance, dit Kapwani. Dans ces espaces, le langage n’a plus lieu d’être. »
Je m’interroge sur cette disparition du langage et lui demande si ce n’est pas tout de même une perte. S’il n’y aurait pas avantage à s’appuyer sur l’écrit pour assurer la transmission du type de récits complexes qu’elle aborde dans son travail.
L’exposition personnelle de Kapwani Kiwanga à la South London Gallery, en 2015, était une installation racontant la guerre Maji Maji. Baptisée Kinjeketile Suite en référence au médium spirituel tanzanien Kinjeketile Ngwale, cette proposition s’inspire du récit de ladite prophétie de Kinjeketile : si les peuples du Tanganyika acceptaient d’utiliser l’eau sacrée que proposait de leur fournir Kinjeketile, les balles des colons allemands seraient sans effets sur eux. C’est ainsi que l’Afrique de l’Est est devenue le théâtre d’une révolte nourrie de spiritualité, et qui a marqué le début du vingtième siècle.
L’écrivaine en moi imagine déjà plusieurs idées de livres entiers relatant ces événements ; mais il est vrai que le langage peut nous maintenir rivés à une certaine approche mentale qui ne serait pas à la hauteur de ce connaître incarné, expérientiel, auquel aspire Kapwani.
« L’information en soi se perd, c’est certain. Mais ce n’est pas ma préoccupation. Parce que les faits décrits par les documents ne sont pas aussi importants que leurs effets. » L’important, souligne-t-elle encore, ce sont les effets et les affects. Une construction narrative des affects procède par strates et par ellipses, elle est ancrée dans des pratiques culturelles traditionnelles, des savoirs endogènes, une histoire orale.
Toute méfiante qu’elle puisse être à l’égard de la chose écrite, c’est dans la fréquentation des archives et des bibliothèques que Kapwani a toujours trouvé le point de départ de ses travaux. Son œuvre s’enracine dans une culture archivistique des événements historiques et des législatures qui nous ont conduits jusque dans le moment présent.
Me rappelant une remarque au début de notre conversation, je lui demande : « Tu évoquais une visite aux archives lors de ton séjour en Tanzanie ? »
« Mm-hmm… »
« Le champ sémantique du mot ‘archive’ est assez large. À quel point est-il important de privilégier l’idée d’archives physiques lorsque nous parlons d’archives ? » Depuis deux ans, je fais des recherches sur l’histoire du documentaire expérimental noir, que je définis comme une approche de la documentation favorisant l’expérience sensorielle plutôt que la lisibilité de l’information communiquée, et nourrissant néanmoins un intérêt marqué pour la véracité. Les artistes sur lesquel.le.s je travaille ont en commun d’employer les archives — aux sens propre et figuré — comme point de départ de leur travail.
« Tout est archive, affirme Kapwani. En Tanzanie, c’était tellement manifeste. Les archives physiques étaient quasi inexistantes. Ce que j’ai appris là-bas, c’est que les archives étaient partout ailleurs que dans les archives. »
Kapwani me raconte ses voyages à travers les campagnes tanzaniennes, jusque sur les sites de batailles historiques et les sites sacrés, et sa rencontre avec l’histoire de Kinjeketile. « Les anciens étaient des gardiens de connaissances », poursuit-elle. Au Musée national et à la Maison de la culture, elle n’a pu trouver que des bribes d’informations, et quelques données provenant du Maji Maji Research Project, une enquête menée dans les années 1960 par des étudiants en histoire de l’université de Dar Es Salaam. Tout le reste — c’est-à-dire le matériau essentiel de l’œuvre à naître — provient de son travail de collecte sur le terrain.
Je l’interroge sur l’influence de sa formation initiale d’anthropologue sur son travail. Outre un cursus en beaux-arts et cinéma documentaire, Kapwani a étudié l’anthropologie, ainsi que les religions comparées.
« L’anthropologie, c’est un domaine particulier. Je ne saurais dire l’étendue de mon assimilation de l’anthropologie, si ce n’est une certaine manière d’accéder aux archives et de lire une bibliographie — ce genre de choses. » Kapwani souligne que ses études comparatives des religions demeurent importantes, car elles sont à la base de ses réflexions sur les différentes philosophies et cosmogonies du monde, comme le montre son travail sur Kinjeketile.
« Ce qui est encore très présent, aussi, c’est le cinéma documentaire », poursuit-elle, méditant sur la myriade des éléments de son parcours qui l’ont menée à ce qu’elle fait aujourd’hui. Peut-être ces expériences constituent-elles un genre d’archive pour elle, ou en elle, comme une sorte d’accumulation mémorielle. Aussi ses œuvres proposent-elles un assemblage d’images qui nous poursuivent tandis que nous évoluons dans l’espace d’exposition, un enchaînement d’images séquencées suivant un certain tempo, un certain rythme, et qui là encore sont une empreinte de sa formation de cinéaste documentariste. Les corps mêmes sont intégrés dans ce vocabulaire cinématographique.
On en revient donc toujours au corps : le corps qui absorbe, le corps dans ses limites, sa perméabilité à l’environnement. Des corps qui interagissent les uns avec les autres, ou s’absorbent mutuellement ; leur déambulation.
« Je ne sais pas trop comment te poser cette question, dis-je, hésitante. En poésie, on postule parfois que c’est le texte qui doit apprendre au lecteur à lire l’œuvre. Est-ce que tu as l’impression qu’il faut que tes œuvres fassent cela ? Est-ce qu’il t’arrive de craindre qu’on ne parvienne pas à y accéder ? »
Elle répond, « Je ne sais pas…, répétant, Je ne sais pas… L’idée n’est pas nécessairement d’enseigner, ou d’expliquer. J’essaie juste d’amener les gens à ralentir, pour leur faire voir les différentes strates de complexité des choses. Il ne s’agit pas tant d’enseigner que de créer l’expérience d’un espace alternatif », élabore-t-elle. Un espace alternatif pour mettre en évidence non seulement les violences de l’histoire mais aussi les sagesses contenues dans cette connaissance somatique.
« Je n’essaie pas d’évacuer les violences dans un monde de douceur ouatée », précise-t-elle.
Invitée à créer une installation dans la ville de Bordeaux, l’un des principaux ports du commerce triangulaire au XVIIIe siècle, Kapwani y a monté une expérience immersive, déployant des rideaux constitués de grandes cordes teintées d’indigo, suspendues aux arches de pierres de l’ancien entrepôt de denrées coloniales, lui-même inondé d’une diffuse lumière bleue poudreuse.
« On est plongé dans un espace saturé de bleu », explique-t-elle. Cela crée un environnement doux et enveloppant dans lequel les visiteurs se retrouvent immergés, métaphoriquement, dans les violences structurelles de l’histoire de Bordeaux. Mais plutôt que de nous expliquer ce que nous devrions ressentir, l’œuvre de Kapwani nous offre ce qu’elle appelle des « stratégies de sortie » — en d’autres termes, un moyen de s’affranchir des carcans de l’épistémologie occidentale.
« Ce sont ces minces fissures, ces brèches, qui rendent possible la sortie. » Et parce que nous avons pu sortir, nous sommes alors en mesure d’éprouver l’histoire de manière immersive, une histoire tout autour de nous et en nous, plutôt que lointaine et désincarnée. L’âpreté de cette approche, c’est le fait de ne plus pouvoir échapper à l’histoire. « On n’a pas le choix », dit Kapwani, sans y mettre aucune forme de malice.
L’œuvre, au fond, est une invitation plutôt qu’un piège. C’est une confrontation, bien entendu, mais c’est une confrontation douce, enveloppante — aussi captivante qu’il est possible de l’imaginer.

Kapwani Kiwanga a étudié l’anthropologie et la religion comparée à l’Université McGill de Montréal et a suivi un cursus en art à l’école des Beaux-Arts de Paris.

En 2022, Kiwanga obtient le Zurich Art Prize (CH). Elle est aussi lauréate du Prix Marcel Duchamp (FR) en 2020, Frieze Artist Award (USA) et le Prix Sobey pour les Arts (CA) en 2018. Elle représentera le Canada à la 60e édition de la biennale d’art Venise en 2024.

Elle a bénéficié d’expositions personnelles à Serralves Foundation, Porto (PT); Bozar, Bruxelles (BE) ; Remai Modern, Saskatoon (CA) ; Kunstmuseum Wolfsburg (DE) ; Capc, Bordeaux (FR) ; MOCA, Toronto (CA) ; Museum Haus Konstruktiv, Zurich (CH) ; New Museum, New York (USA) ; State of Concept, Athens (GR) ; Moody Center for the Arts, Austin (USA) ; Haus der Kunst, Munich (DE) ; Kunsthaus Pasquart, Biel/Bienne (CHE) ; MIT List Visual Arts Center, Cambridge (USA) ; Albertinum museum, Dresden (DE) ; Esker Foundation, Calgary (CA) ; Power Plant,Toronto (CA) ; Logan Center for the Arts, Chicago (USA) ; South London Gallery, London (UK) and Jeu de Paume, Paris (FR) parmi d’autres.

Elle est représentée par la Galerie Poggi, Paris ; Goodman Gallery, Johannesburg, Le Cap et Londres et la Galerie Tanja Wagner, Berlin.

Le travail de Kapwani Kiwanga traite des asymétries de pouvoir en faisant dialoguer des récits historiques, des réalités contemporaines, des archives et les futurs possibles.

Fondé sur des recherches, son travail questionne des histoires marginalisées ou oubliées, en utilisant différents matériaux et plusieurs médiums comme la sculpture, l’installation, la photographie, la vidéo et la performance.

Ainsi, Kiwanga a développé un vocabulaire esthétique qu’elle décrit comme des « stratégies de sortie », des oeuvres qui nous invitent à multiplier les perspectives afin d’aiguiser notre regard sur les structures existantes et d’envisager le futur autrement.

An Duplan est un poète, commissaire d’exposition et artiste trans. Il est l’auteur du livre I NEED MUSIC(Action Books, 2021), d’un recueil d’essais, Blackspace : On the Poetics of an Afrofuture(Black Ocean, 2020), d’un recueil de poèmes, Take This Stallion (Brooklyn Arts Press, 2016), et d’un recueil de nouvelles Mount Carmel and the Blood of Parnassus* (Monster House Press, 2017). Il est professeur de littérature postcoloniale au Bennington College, et a enseigné la poésie à la New School, à l’université Columbia et au Sarah Lawrence College, entre autres. En tant que commissaire d’exposition indépendant, il a accompagné des projets curatoriaux à Chicago, Boston, Santa Fe et Reykjavík. Il a été boursier 2017-2019 pour les programmes publics conjoints au Museum of Modern Art et au Studio Museum in Harlem, et en 2021, il a reçu une bourse Marian Goodman de l’Independent Curators International pour ses recherches sur le documentaire expérimental noir. Il est lauréat du du QUEER|ART|PRIZE 2021 pour son travail récent, et d’un Whiting Award 2022. En 2016, An Duplan a fondé le Center for Afrofuturist Studies, un programme de résidence pour les artistes de couleur, basé à Iowa.