Se réapproprier l’argile : sagesse ancestrale, résistance et libération

« La race elle-même est une sorte de technologie, conçue pour stratifier et reproduire les hiérarchies sociales, mais elle peut également être reprogrammée et réaffectée à des fins plus libératrices. » – Ruha Benjamin(1).

Tabita Rezaire, artiste, yogi, doula et cultivatrice de cacao de première génération, crée des œuvres qui cherchent à ouvrir l’âme humaine à une perspective plus large. Sa pratique se façonne essentiellement à travers des rencontres spontanées et une perception intuitive de l’infini. Ses œuvres se situent au croisement de l’art, de la technologie et de la spiritualité en tissant des liens entre la vidéo, les interfaces numériques, les rituels de guérison et les savoirs ancestraux africains, caribéens et indigènes pour explorer des problématiques liées à l’émancipation spirituelle, à la corporéité et à l’héritage du colonialisme. L’idée selon laquelle la technologie n’est pas seulement un outil de l’ère numérique mais existe depuis des millénaires sous la forme d’une intelligence spirituelle, ancestrale et organique se situe au cœur de sa pratique. Ses premières œuvres, comme Sugar Walls Teardom (2016) et Premium Connect (2017), explorent les liens profonds entre le corps, la spiritualité et les histoires coloniales. Dans Sugar Walls Teardom, elle considère l’utérus comme un lieu de mémoire, de traumatisme et de résilience, en établissant des liens entre la santé reproductive, l’esclavage et le bio-capitalisme. À travers ses installations vidéo et ses performances numériques, elle envisage l’utérus non seulement comme un espace biologique, mais aussi comme un sas qui nous relie aux énergies cosmiques : un lieu de création, de connaissance et de transformation.

Bien que la théorie féministe actuelle aborde principalement la question du corps en se concentrant sur sa matérialité, on observe simultanément, dans l’art contemporain, une nouvelle façon d’envisager la corporéité féminine chez un certain nombre de femmes et d’artistes qui s’identifient comme telles. Travaillant avec la technologie, cette communauté est depuis longtemps à l’avant-garde de ce que l’on pourrait appeler des « expérimentations d’art corporel viscéral », qui explorent les liens entre la notion d’identité, la technologie et le concept d’incarnation d’une manière qui remet en question les conceptions conventionnelles du corps. Le cyberféminisme, qui constitue à cet égard un cadre théorique particulièrement influent, interroge, tout en la bousculant, l’idée d’une corporéité figée et formant un tout(2). Il joue ainsi un rôle crucial en influant sur la relation entre les femmes, l’art et la technologie. À l’intersection du cyberféminisme et de la pensée féministe noire, l’afro- cyberféminisme émerge toutefois comme un puissant mode de résistance qui s’emploie à dénoncer le caractère excluant de la technologie et de l’espace numérique. Des universitaires telles qu’Alondra Nelson et Ruha Benjamin ont étudié la manière dont les femmes noires s’engagent dans la cyberculture pour remettre en cause les discours discriminatoires et repenser l’identité noire dans le champ des technologies numériques(3). Le concept d’afrocyberféminisme, profondément liée à l’afrofuturisme, amène ainsi à se réapproprier les technologies numériques et le cyberespace, envisagés comme des lieux de libération noire, de connexion ancestrale et de construction d’un monde spéculatif.

Tabita Rezaire et d’autres artistes comme Martine Syms et Danielle Brathwaite- Shirley incarnent cette approche à travers des créations qui se situent à l’intersection de la cybernétique, de la spiritualité et de l’autoreprésentation radicale du corps-sujet. Tabita associe les traditions spirituelles africaines à l’esthétique numérique pour dénoncer le techno-colonialisme occidental et redéfinir la technologie comme un outil sacré de guérison et de transmission du savoir. À l’inverse, l’œuvre de Martine Syms interroge les politiques de représentation des Noirs dans les médias numériques, en utilisant la vidéo, l’IA et les technologies interactives pour remettre en question la manière dont l’identité noire est soumise à des règles implicites dans la culture visuelle et algorithmique. Enfin, Danielle Brathwaite-Shirley utilise la technologie des jeux vidéo pour créer des archives immersives des expériences vécues par les personnes trans noires, en utilisant la narration numérique comme une forme de « contre-histoire ». L’approche de ces trois artistes vise à déconstruire les strictes oppositions binaires entre le naturel et l’artificiel, l’organique et le technologique, l’humain et la machine. Elle envisage le cyberféminisme – et ses ramifications afrodiasporiques – comme un lieu de transformation, de résistance féministe et de réinvention créative de soi. L’afrocyberféminisme, en particulier, élargit cette approche en s’intéressant à la façon dont la race, le genre et la technologie s’entremêlent à l’ère du numérique, en imaginant des avenirs spéculatifs où les femmes, et les femmes noires en particulier, occupent une place centrale dans le paysage technologique au lieu d’être reléguées à une place marginale.

Tabita Rezaire vit et travaille aujourd’hui à Cayenne, en Guyane française, sur sa terre ancestrale située au milieu de la forêt amazonienne, où elle a créé le centre AMAKABA, un lieu où se mêlent arts et sciences et qui vise à faire fusionner les énergies du corps, de la terre et du ciel. Le centre gère également une plantation de cacao et deux jardins pédagogiques où sont cultivées des plantes médicinales axées sur la santé de l’utérus ainsi que des plantes tinctoriales. Cet intérêt pour l’agriculture participative née de l’engagement profond de l’artiste avec la terre transparaît de manière évidente dans une œuvre récente, Letters to a Young Farmer (2023), où elle dialogue avec des agriculteurs des générations précédentes vivant dans le monde entier pour recueillir des avis, des conseils et des anecdotes sur les épreuves et les victoires qu’ils ont expérimentées, afin de récolter un savoir susceptible de guider les jeunes générations qui s’embarquent dans cette aventure qui consiste à s’occuper de leurs terres, de leurs récoltes et de leurs communautés.

L’intérêt de Tabita Rezaire pour la terre, les matières naturelles et la mémoire de la Guyane l’a récemment amenée à travailler avec de l’argile et à reprendre à son compte les traditions de poterie indigène. La céramique est depuis longtemps une forme d’art à part entière, historiquement pratiquée par les femmes dans de nombreuses régions du monde, y compris en Guyane. Aujourd’hui, seules quelques femmes âgées continuent néanmoins à perpétuer ces techniques ancestrales. La démarche de Tabita se situe au croisement de la guérison du corps et de l’esprit, du mysticisme, de l’écologie et de l’archéologie numérique : il n’est donc guère étonnant qu’elle s’engage dans cette pratique matrilinéaire de la poterie traditionnelle où la figure féminine apparaît comme un archétype et une forme spirituelle de technologie (4). Dans Fertility Altar (2022), elle honore les lignées utérines ancestrales, invoquant l’énergie de la Grande Mère comme source d’épanouissement et de croissance – non seulement pour soi-même, mais aussi pour les générations futures, la terre et son essence spirituelle. Avec cette création, elle envisage l’argile comme une matière sacrée, un moyen de donner une forme tangible aux prières, faisant écho à la mythologie Yoruba de l’origine du monde selon laquelle Obatala et Yemonja auraient sculpté l’humanité à partir de ce matériau. Dans cette perspective, les figurines qui composent cette œuvre s’apparentent à une assemblée spirituelle qui invoque la sagesse ancestrale des femmes pour éclairer le présent. Créé en collaboration avec Agnès Lieutenant, potière autochtone issue de la nation Kali’na de Guyane française, Fertility Altar jette un pont entre les traditions noires et indigènes tout en soulignant l’importance de l’argile en tant que matériau et vecteur de transmission intergénérationnelle. En honorant et en mettant en évidence cette forme séculaire de poterie autochtone guyanaise, Tabita Rezaire situe sa pratique au-delà du champ de l’esthétique pour affirmer que ces statuettes ne sont pas simplement un artefact du passé, mais un vecteur d’énergie, une forme à travers laquelle la guérison, la résistance et la régénération peuvent se matérialiser. Elle suggère ainsi que ces figurines anciennes n’étaient pas seulement des symboles de fertilité ou des outils de dévotion : elles étaient, et demeurent, des réceptacles de pouvoir, transmettant la sagesse ancestrale à travers les siècles. Dans ses créations, la déesse de la fertilité ne reste pas figée dans la préhistoire de l’humanité mais émerge comme une force active, nous guidant vers de nouvelles façons de penser l’incarnation, la spiritualité et la technologie. Les figurines de Vénus et les figurines féminines de fertilité comptent parmi les plus anciens objets d’art connus, dont l’existence, qui remonte au Paléolithique, a persisté jusqu’au Néolithique et au - delà. Elles incarnent non seulement la maternité, la sexualité et l’abondance, mais aussi des croyances culturelles et spirituelles plus profondes sur la fertilité, la procréation et le féminin sacré. La figure de Vénus était-elle représentée comme une déesse que l’on adorait et vénérait ? Un objet rituel utilisé lors de cérémonies de renouveau? Une offrande votive, offerte en signe de dévotion ou de prière ? Nous l’ignorons. Peut-être s’agissait-il aussi d’un talisman de protection, d’un réceptacle de magie ou d’un outil d’enseignement transmis de générations en générations ? Ou encore de quelque chose de plus intime – la vision qu’une femme avait d’elle-même dans les temps anciens, l’expression de son pouvoir, de son désir, de son corps tel qu’elle le connaissait ?

En ce sens, Fertility Altar ne doit pas seulement être considéré comme une offrande sculpturale, mais comme un acte radical de réorganisation du monde – une réappropriation de ce matériau qu’est l’argile, désormais envisagé comme un vecteur de sagesse ancestrale, de résilience spirituelle et de guérison collective. Ruha Benjamin nous rappelle que le concept de race, comme la technologie, a été imaginé pour maintenir les hiérarchies sociales, mais qu’il recèle aussi un potentiel de libération lorsqu’il est intentionnellement redéfini. En faisant fusionner ensemble les traditions distinctes de poteries en argile des peuplades noires et autochtones, Fertility Altar résiste à l’effacement des histoires coloniales tout en affirmant que l’argile est un vecteur de soin, de survie et de transformation. Grâce aux mains qui le sculptent, il incarne une perspective dans laquelle l’art, les traditions ancestrales et la terre sont des forces interconnectées de résistance et de renouveau.

(1) Ruha Benjamin, Race After Technology: Abolitionist Tools for the New Jim Code, Polity Press, Cambridge, 2019, p. 5.
(2) Dans Manifeste cyborg (1985), texte fondateur de la théorie cyberféministe, Donna Haraway nous rappelle que « le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman. […] Le cyborg : question de fiction et de vécu, qui change ce qui compte en tant qu’expérience des femmes en cette fin du XXe siècle ». Voir Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais : sciences, fictions, féminismes, éditions Exils, 2007. Sadie Plant, quant à elle, le définit comme une « une manière subtile de passer à l’attaque, une offensive contre l’agentivité humaine et la solidité de l’identité ». Voir aussi Sadie Plant, « The Future Looms: Weaving Women and Cybernetics », in Body & Society, 1(3-4), 1995, p. 45-64.
(3) Pour un aperçu des théories de l’afrocyberféminisme, voir Alondra Nelson, « Afrofuturism: Past-Future Visions », Social Text, 2002, 20(2), p. 1-15 ; et Ruha Benjamin, Race After Technology: Abolitionist Tools for the New Jim Code, Polity Press, Cambridge, 2019.
(4) Les figurines de Vénus et les figurines féminines de fertilité comptent parmi les plus anciens objets d’art connus, dont l’existence, qui remonte au Paléolithique, a persisté jusqu’au Néolithique et au-delà. Elles incarnent non seulement la maternité, la sexualité et l’abondance, mais aussi des croyances culturelles et spirituelles plus profondes sur la fertilité, la procréation et le féminin sacré. La figure de Vénus était-elle représentée comme une déesse que l’on adorait et vénérait ? Un objet rituel utilisé lors de cérémonies de renouveau? Une offrande votive, offerte en signe de dévotion ou de prière ? Nous l’ignorons. Peut-être s’agissait-il aussi d’un talisman de protection, d’un réceptacle de magie ou d’un outil d’enseignement transmis de générations en générations ? Ou encore de quelque chose de plus intime – la vision qu’une femme avait d’elle-même dans les temps anciens, l’expression de son pouvoir, de son désir, de son corps tel qu’elle le connaissait ?

Tabita Rezaire est une artiste dont l’art se déploie à l’intersection de la pensée afroféministe, de la métaphysique, et de l’histoire politique des sciences. Son travail puise dans les sciences d’information et de communication, là où les sagesses végétales, technologiques et spirituelles se rencontrent. Naviguant entre les mémoires digitales, corporelles et ancestrales comme des territoires en luttes, mis à mal par les histoires coloniales, le travail de Tabita Rezaire nourrit une critique de nos capacités à se connecter – à l’autre, à soi, à la terre, au cosmos. Ses pratiques multidimensionnelles envisagent une archéologie des réseaux , où internet, tambours, ancêtres, matrices utérines, plantes, et esprits des eaux, communiquent et partagent leurs savoirs à qui sait écouter. À travers l’interface d’écrans et de cercles de guérison, ses offrandes déploient des lectures substitutives aux récits dominants et deviennent ainsi des outils pour mener son combat de guérison décoloniale. Créant des espaces fertiles pour le reconditionnement des fictions historiques et des imaginaires scientifiques, le travail de Tabita Rezaire nourrit des visions de connexion et d’émancipation. Encodées dans le pouvoir du vivant, du son créateur, des récits cosmologiques, et des sagesses ancestrales, la technologie devient alors un espace de possibles.

Tabita Rezaire (née 1989, Paris) est basé à Cayenne, en Guyane, où elle cultive le cacao et met au monde AMAKABA, un centre qui vise à promouvoir les sciences de la terre, du corps et du ciel.

Tabita Rezaire a présenté son travail dans de nombreuses institutions internationales tel que : Centre Pompidou, Paris; Palais de Tokyo, Paris; Serpentine Gallery, Londres; MoMa, New York ; MASP, Sao Paulo; New Museum, New York; Gropius Bau, Berlin; Madre Museum, Naples; MMOMA, Moscow; MAXXI Museum, Rome; Musée d’art Contemporain, Chicago; ICA (Institut d’art Contemporain), Londres; le Musée Victor&Albert, Londres; SMK (Musée national d’art), Copenhague; The Broad, Los Angeles; MoCADA New York; Tate Modern, Londres; Musée d’Art Moderne Paris. Elle a également participé à plusieurs biennales d’art contemporain telle que la biennale de Sydney, de Shanghai, de Busan, de Gherdëina, de Vienne, de Kochi, de Berlin, la biennale de performance Performa et la triennale de Guangzhou.

Tabita est représentée par la Goodman Gallery.

Jareh Das est une conservatrice indépendante, une écrivaine et une fleuriste occasionnelle d’origine uvwie. Née à Newcastle et élevée au Lagos, elle se déplace entre l’Afrique de l’Ouest et le Royaume-Uni. Son travail sur l’art moderne et contemporain est interdisciplinaire, avec un accent particulier sur la performance. Pour elle, la curation et l’écriture sont des pratiques interconnectées qui façonnent des récits significatifs autour des artistes et de leur travail. Par le biais d’expositions et de textes, elle crée des espaces de rencontre entre le public et l’art, que ce soit dans les galeries ou sur la toile. Au cœur de son approche se trouve un dialogue étroit avec des artistes vivants, favorisant un engagement profond avec leurs processus et leurs travaux en cours. Cette proximité lui permet de considérer l’art comme une forme dynamique et évolutive.