« Un lieu où pratiquer le temps » – Réflexions sur l’œuvre de Benoît Piéron

Depuis toujours, Benoît Piéron est un artiste qui expérimente divers stades de l’attente. Habitué, depuis sa naissance, à passer du temps dans des lits d’hôpitaux pour recevoir de nombreux traitements médicaux, il affirme ne pas avoir de langue maternelle et avoir développé, au contraire, « un mode phénoménologique qui consiste à s’exprimer à travers la douleur ». Pendant plus de quinze ans, il a créé des œuvres sans avoir d’orientation précise ni d’idée claire de son travail. C’est dans un moment d’inaction – une situation que son corps s’est de nouveau vu imposer, à l’âge adulte cette fois, en raison des effets débilitants d’un cancer du rein –, que Benoît Piéron en est venu à créer le genre d’œuvres pour lesquelles il est aujourd’hui principalement connu. Assis chez lui à une table, parfois accompagné d’un ami qui l’aidait, il a commencé à coudre et à réaliser des patchworks pour passer le temps pendant ses journées d’intense convalescence.

C’est précisément dans ce lieu voué à « la pratique du temps » que Benoît Piéron a été amené à réfléchir à la manière dont il pourrait faire fusionner plus étroitement son expérience continue de la maladie avec une pulsion créatrice qui ressemble beaucoup à un instinct de survie. Si auparavant, dans des œuvres telles que La Cabane (2007), Benoît Piéron avait commencé à explorer des questions liées à l’espace domestique par la création d’environnements protecteurs agissant comme un cocon, des supports destinés à recueillir les corps ont commencé à émerger plus explicitement dans son travail sous la forme de constructions destinées à faciliter diverses situations de vie. En effet, ces assemblages semblent avoir été délibérément conçus comme des structures d’accompagnement au sens propre, susceptibles de contenir un corps et de lui fournir certains de ses besoins les plus élémentaires. En même temps, ils vont au-delà de leur simple utilité fonctionnelle en exploitant l’aptitude de l’esprit à la rêverie afin de pouvoir transporter le corps en dehors des limites physiques de son environnement.

Un programme de résidence dans l’un des ateliers du géant du luxe Hermès a offert à Benoît Piéron l’occasion de créer l’une de ces premières structures. Le Lit(2011) est une installation composée d’une magnifique tente rouge cramoisi fabriquée dans un somptueux tissu en soie et de quatre colonnes de lit en bois construites avec des bobines de fil empilées les unes sur les autres, le tout surmonté de fanions et de guirlandes lumineuses multicolores. Ce lit est également équipé d’une panoplie d’accessoires utilitaires : une gouttière en métal pour évacuer facilement les fluides ; des tasses et des soucoupes pour prendre le thé ; une assiette ; un grille-pain ; une poire à lavement ; et des oiseaux à la silhouette délicate offrant leur bienveillante compagnie. Au pied du lit, la tente s’ouvre sur l’extérieur, révélant des couches de tissu et une sorte d’orifice ou de point d’entrée créé par un agencement de sous-vêtements. Dans ce seuil entre l’intérieur et l’extérieur, une fenêtre émerge. À travers elle, le corps allongé peut regarder dehors et voir ceux qui sont à l’extérieur, tout en acquiesçant à la possibilité que quelqu’un puisse jeter un coup d’œil à l’intérieur.

L’absence flagrante du corps invalidé dans de nombreux espaces publics est devenue pour Benoît Piéron une question centrale qu’il ne cesse d’explorer dans sa pratique artistique. Dans ses créations ultérieures, l’artiste a recyclé des draps usagés provenant de lits d’hôpitaux pour créer de nouveaux objets qui encouragent l’intimité, la proximité et des manifestations de sensualité envers le corps invalidé. En créant des patchworks avec ces draps couleur pastel pour en faire des housses de coussins, de nouvelles couvertures, des drapeaux ou des peluches et en les utilisant comme tissu d’ameublement pour des fauteuils et des paravents médicaux, Benoît Piéron se réapproprie, en les rendant visibles, les taches de sang, d’urine, de salive et d’autres fluides corporels restées sur le tissu malgré le nettoyage. Dans ce processus de régénération qui consiste à donner une nouvelle vie à ce qui aurait autrement été jeté ou considéré comme inutilisable, l’artiste introduit le corps invalidé dans l’espace clinique de la galerie, en trouvant des moyens de le faire entrer là où il n’est habituellement pas le bienvenu. Cependant, les créations de Benoît Piéron évitent, et c’est là un point important, d’être assimilées à de simples représentations figuratives. Au contraire, en suggérant que différents types de visiteurs peuvent faire des expériences différentes dans ces environnements, il nous invite à réfléchir à ce qui rendrait les galeries et les musées plus généreusement adaptés à la neurodiversité ainsi qu’aux besoins physiques et émotionnels de leur public.

Plus récemment, ce désir de transformer l’espace de la galerie s’est traduit par de nouvelles œuvres immersives ambitieuses. À la Chisenhale Gallery de Londres, l’installation Slumber Party (2023) accueillait les visiteurs sous une tente plus grande que nature. Également composée de tissus réformés des hôpitaux, cette canopée en tissu recréait l’expérience qui consiste à être couvert par un drap lorsqu’on est assis, debout ou allongé sur un lit. En partie maintenue par un pied de table surdimensionné et soutenue par un coussin à épingles tout aussi démesuré, cette construction donnait l’impression de se trouver à l’intérieur d’un lieu irréel. Une fois de plus, le processus de régénération vécu par l’artiste s’étend ici à la galerie, transformant ses murs blancs, ses sols en béton et la froideur de cet espace en une tanière magique. En faisant allusion aux rêves, aux jeux et à l’imaginaire qui l’ont aidé à survivre à de longues périodes de maladie passées à l’hôpital, Benoît Piéron nous aide également à visualiser et à expérimenter ce en quoi les espaces dédiés à l’art peuvent réellement nous être utiles lorsqu’ils nous permettent d’y accéder véritablement et de les transformer en retour.

La même année, passant des matériaux propres à l’hôpital au site hospitalier lui-même, Benoît Piéron a construit une salle d’attente au mumok de Vienne. L’installation, intitulée Monstera Deliciosa, se composait de chaises, de tables et de boules à neige remplies de différentes incarnations de la maladie, de clins d’œil à Monique la chauve-souris (une compagne récurrente de l’artiste) et de références au nail art, entre autres compagnons de voyage pour lesquels l’immobilité du temps et le confinement de l’espace n’excluent pas la possibilité du mouvement. Ces objets étaient disséminés dans la pièce, recouverte d’un « ciel » apaisant traversé de nuages, visible au-dessus de nos têtes. Un seau de nettoyage jaune était également discrètement présent dans l’espace, comme pour suppléer aux effets d’une fuite coulant du plafond. L’eau gouttant lentement et imperturbablement évoquait un corps relié à une perfusion, au lieu de s’écouler vers et depuis un espace physique. Benoît Piéron s’intéresse ici aux fuites métaphoriques et littérales de l’institution muséale, facilitant une autre prise en compte des corps qui ne sont généralement ni vus ni entendus dans ces espaces, et dont il nous demande pourtant de contempler et de ressentir l’absence.
En ébranlant la familiarité que nous entretenons avec l’attente, Benoît Piéron parvient habilement à modifier notre perception du temps, qui n’est plus un moyen d’arriver quelque part, d’atteindre ou de saisir quelque chose, mais devient plutôt un matériau ; une chose avec laquelle nous pouvons rester et à laquelle nous pouvons prêter une attention généreuse. À travers le processus qui l’amène à créer des œuvres, l’artiste puise dans la matière même du temps pour ouvrir son monde aux autres, en cherchant à créer des liens avec les expériences et les affects du corps invalidé plutôt qu’avec les mots ou les images qui pourraient le représenter. Malgré la nature très spécifique de son expérience, Benoît Piéron ne revendique aucune forme d’universalité de la douleur, pas plus qu’il ne l’exige de nous pour que nous interagissions avec ses œuvres. Au contraire, il nous invite à nous asseoir, à attendre, à écouter et à réfléchir à ce que signifie être dans « un lieu où pratiquer le temps ».

Eliel Jones
Février 2024

Benoît Piéron travaille à la création de moments, d’installations et d’objets explorant la sensualité des plantes, les limites du corps humain et la nature temporelle des salles d’attente. Son parcours créatif englobe diverses pratiques, dont le patchwork, le jardinage existentiel et la création de papiers peints. Atteint d’une maladie de longue durée, Benoît Piéron entretient une relation très étroite avec l’écosystème hospitalier. Il a développé une pratique s’inspire de cet environnement et cherche à donner une plasticité à la maladie. Loin de l’héroïsme romantique des métaphores habituelles de la maladie, Piéron se place dans une joyeuse zone grise. À travers son art, il s’efforce d’explorer ces territoires inexplorés, les considérant non pas comme un fardeau mais comme une source potentielle d’expression créative.

Expositions sélectionnées
Slumber Party, Chisenhale Gallery, London (2023); Der pinkelnde Tod, Kunstverein Bielefeld, Bielefeld (2023); Avant l’Orage, Bourse du Commerce, Pinault Collection, Paris (2023); uMoya: The Sacred Return of Lost Things, Liverpool Biennial, Liverpool (2023); Exposé.es, Palais de Tokyo, Paris (2023); Horizones, Fondation Pernod Ricard, Paris (2022); Bandage, galerie du Haïdouc à l’Antre Peaux, Bourges (2022); Illness Shower, Sultana Summer Set, Galerie Sultana, Arles (2022); Deux drapeaux, Une Belladone, L’alcôve, Paris (2021); VIH/sida, l’épidémie n’est pas finie, Mucem, Marseille (2021); Plaid, Cité internationale des Arts, Paris (2021); Mort is more, Brasserie Atlas, Brussels (2021).

Eliel Jones est le curateur performance et médias de KANAL - Centre Pompidou, un nouveau musée interdisciplinaire d’art moderne et contemporain qui ouvrira ses portes à Bruxelles en 2025. Ses domaines de recherche et sa démarche méthodologique découlent d’une approche intersectionnelle des discours queer et féministe et se fondent sur son engagement dans l’action communautaire directe et solidaire. Avant de rejoindre KANAL, il a été le curateur de la seconde édition de la Brent Biennial, unique biennale organisée dans le borough londonien de Brent, dans le nord-ouest de la ville. Il a également occupé des postes de curateur associé pour diverses associations culturelles et galeries londoniennes, comme le Metroland Cultures, le Cell Project Space et la Chisenhale Gallery, où il a travaillé à la mise en œuvre de commandes multidisciplinaires adressées à des artistes émergents et à la mise en place d’infrastructures de soutien pour les artistes et les jeunes. Pendant la pandémie de Covid-19, il a piloté le projet Queer Correspondence, une initiative d’art postal qui a touché près de 1 000 abonnés dans 42 pays grâce à des projets mensuels commandés sous forme de lettres à des artistes et écrivains. Eliel Jones a dirigé d’autres projets indépendants au Royaume-Uni et à l’étranger et écrit régulièrement pour diverses publications. Il est actuellement membre du corps enseignant du programme de troisième cycle d’études curatoriales de la KASK à Gand, l’un des administrateurs de l’espace d’art contemporain PEER à Londres et membre du comité de la LUX Moving Image Collection.