Il faut quelque peu détester son matériau pour pouvoir dépasser ses limites. Si l’on y est trop attaché, la relation est trop harmonieuse. C’est ainsi que l’a formulé la sculptrice Anita Molinero lors d’un entretien qu’elle a accordé début juillet 2023. Ses matériaux, qu’elle récupère le plus souvent dans la rue et qu’elle aime collectionner dans un premier temps, avant de leur trouver une utilité des années plus tard, se prêtent parfaitement à une telle relation ambivalente. En règle générale, ils provoquent même une forme de dégoût : poubelles colorées, jouets en plastique bon marché, mousse, carton, tissus, peaux, pierres et tiges métalliques.
L’artiste, née à Floirac en 1953, transforme tous ces objets et leur donne de nouvelles formes en créant des collages qui révèlent leur nature sous un autre angle. Une fois transformés en sculptures, leur apparence invite à diverses interprétations, pour lesquelles la fonction passée des différents éléments qui les composent est importante, sans être la seule lecture possible. Elle devient une composante essentielle supplémentaire qui accompagne des facteurs tels que la taille, la matérialité et la couleur. Et même si les questions éthiques quant à l’utilisation du plastique dans l’art s’imposent aujourd’hui, puisque ce matériau est aussi indestructible qu’un bronze, Anita Molinero ne cherche pas à faire transparaître un engagement militant. En tant qu’être humain, ses pensées et actions sont politiques mais, en tant que sculptrice, son intérêt se porte principalement sur le potentiel sculptural.
C’est pourquoi elle commence par mettre la plupart des éléments en contact avec une forte chaleur. Les processus de combustion et de cuisson, pris en charge par deux assistants en présence d’Anita Molinero, sont stoppés de manière ciblée en utilisant de l’eau, à sa demande. Le matériau se fige alors au beau milieu d’un mouvement. Cette manière de procéder rappelle le processus de fabrication d’une sculpture en bronze tout en l’abordant dans l’autre sens. Alors qu’une coulée consiste à refroidir un métal fondu grâce à la chaleur dans un moule créé au préalable, la technique d’Anita Molinero consiste à mettre en mouvement une forme solide déjà existante grâce au feu, puis à figer un moment en particulier. Ce n’est qu’à partir de cet instant que naît la sculpture, toujours en coopération avec des forces difficilement contrôlables.
Les poubelles transformées sont au cœur du groupe d’œuvres le plus connu de l’artiste. Dans ce cas précis, il existe un lien particulièrement fort entre l’objet en tant que tel – la poubelle en plastique coloré – et sa symbolique qui l’associe aux barricades en feu, aux affrontements dans la rue et au désordre de manière générale. Anita Molinero parvient malgré tout à créer la surprise et à réinventer ses sculptures en partant d’un protocole expérimental récurrent. Le contenant en tant que forme creuse, conçu pour accueillir d’autres éléments en son sein, se refuse en tant que sculpture à toute fonction, au sens strict comme au sens figuré.
Des décennies passées à collaborer avec le hasard et les forces de la nature, telles que le feu et l’eau, ancrent l’œuvre d’Anita Molinero dans un univers anarchiste et futuriste, loin de toute spéculation sur le marché de l’art. Malgré une carrière internationale remarquable, ce n’est qu’à l’âge de 48 ans qu’elle a décidé de travailler durablement avec une galerie. Si elle accepte volontiers une rémunération en échange de son travail artistique, elle refuse catégoriquement tout aspect de prestation qui, dans l’industrie de l’art, se traduit surtout par un désir de complaisance et de calculabilité. Jusqu’à présent, cette intransigeance quasi immanente à l’œuvre lui a malheureusement valu l’échec de projets d’envergure dans l’espace public.
Il ne fait aucun doute que la culture pop des années 1980 – entre le punk et la science-fiction – a influencé Anita Molinero. Elle justifie sa préférence de l’époque pour le plastique par le fait qu’il soit repoussant, contemporain et malléable. Sur la base de ses expériences menées avec ce nouveau matériau fascinant, dont les différentes variantes ont fait leur apparition au milieu du XXe siècle, elle a su se faire sa propre place, qui peut être comparée aux happenings et œuvres de la génération précédente, dont faisaient partie James Rosenquist, Yves Klein ou Eva Hesse, tout en arrivant à se distinguer. Aujourd’hui, les travaux de jeunes artistes témoignent souvent d’un regain d’intérêt pour la matérialité et les techniques de collage, dans le cadre d’une réflexion sur l’homogénéité des surfaces numériques, ce qui ouvre de nouveaux liens possibles avec l’œuvre d’Anita Molinero. Enseignante convaincue et convaincante, elle a influencé des générations d’artistes en France et ailleurs.
Dans l’œuvre d’Anita Molinero, le rapport déterminant au temps résulte toutefois du paradoxe de l’immobilité dynamique inhérente à de nombreux travaux : presque comme pour un instantané, un mouvement arraché au flux du temps et aux formes physiques alternant entre les états liquides et solides se coagule dans ses sculptures en une composition esthétiquement excitante et vivante, tournée vers l’avenir. Molinero décrit cet état à l’aide d’une image très évocatrice ; celle de la naissance d’un extraterrestre : « It was through elimination that I ended up calling what I do sculpture. There was no other choice. I didn’t want to call it ‘art’ or ‘installation’. (…) En faisant les poubelles, j’ai pensé aux Aliens. Pour moi, la science-fiction se situe dans les poubelles, c’est une science-fiction organique, pas technologique. “

Née en 1953 à Floirac (France), Anita Molinero est diplômée en 1977 de l’École supérieure des Beaux-Arts de Marseille. Son travail est exposé dès la fin des années 1990 dans plusieurs grandes institutions (telles que le MAMCO, Genève ou Le Consortium, Dijon). Elle a également réalisé des commandes publiques notamment pour la Ville de Paris et la région Ile de France avec l’arrêt du tramway de la porte de la Villette en 2012. Tout au long de sa carrière, elle n’a cessé d’enseigner dans différentes écoles des beaux-arts en France.

Anita Molinero est l’une des rares artistes françaises de sa génération à s’exprimer exclusivement à travers la sculpture. Souvent monumentales et chaotiques, ses oeuvres défigurent des objets usuels et des matériaux triviaux : poubelles, tuyaux d’échappement, fers à béton, polystyrène extrudé et autres rebuts de la société de consommation. Elle transforme la matière dont elle parvient à déployer toute la brutalité et l’instabilité.

Britta Peters est directrice artistique d’Urbane Künste Ruhr depuis janvier 2018. Auparavant, elle a été commissaire de Skulptur Projekte Münster 2017, en équipe avec Kasper König et Marianne Wagner. Avec une formation en études culturelles, elle a assuré le commissariat de divers projets d’exposition majeurs à Hambourg, notamment en tant que directrice de la Kunstverein Harburger Bahnhof de 2008 à 2011. Après l’exposition Demonstrations. Vom Werden normativer Ordnungen en 2012 à la Frankfurter Kunstverein, elle a été commissaire en 2014 du projet Krankheit als Metapher. Das Irre im Garten der Arten dans divers lieux à Hambourg. Peters a participé au niveau international à de nombreux comités, événements et publications sur le thème de l’art dans l’espace public et a enseigné en tant que professeur invité à l’Académie des arts de Münster.