Quelles approches décoloniales peuvent s’utiliser pour repenser notre héritage historique ? Comment pouvons-nous créer une nouvelle archive qui puisse abriter les récits de celles et ceux dont les cultures sont devenues des pièces de musée ? Comment faire pour défier le principe eurocentré d’une modernité unique afin d’adopter l’héritage partagé des modernismes mondiaux ?

Transformées en sources de capital constant bâti sur le travail de millions de corps capturés et réduits en esclavage, les colonies françaises se situent au carrefour de nombreuses histoires et versions de la modernité. Ces récits ne constituent pas un simple chapitre de l’histoire de l’humanité. Ils représentent les forces qui défient l’organisation existante du monde selon un axe Nord/Sud.

Comme Aimé Césaire l’a si bien souligné dans le Discours sur le colonialisme (1950), les discours relatifs à la hiérarchie raciale ont même fini par contaminer les idéologies progressistes. Cette approche décoloniale reconnaît les connexions et les circulations qui, en dépit du présent désir d’imposer de nouvelles frontières, mènent vers des idées, images et rituels inattendus.

Dans cet instant de restitution, de réparation et de réinterprétation, les artistes créent des formes diverses et hybrides engendrées par les rencontres entre la France et le monde entier. Leurs recherches approfondies et rigoureuses sur les histoires de la modernité exhument des récits cachés et effacés.

Ces artistes remodèlent le monde en des formes qui tiennent leur propre promesse d’avenirs alternatifs. Des futurs qui nous invitent à rêver, à rompre avec le conformisme culturel et à imaginer un monde différent. Des futurs pleins de possibilités à la fois réelles et imaginées, tangibles et intangibles, locales et planétaires. 

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« Je suis né en avril 1967 à M’Balmayo au Cameroun. J’ai étudié à l’École nationale supérieure des beaux-arts d’Abidjan en Côte d’Ivoire, à l’École supérieure d’arts de Grenoble en France et à la Kunstakademie de Düsseldorf en Allemagne. Conscient du double dilemme impliquant d’un côté mon incapacité à protéger l’héritage artistique classique et contemporain d’Afrique, et de l’autre mon désir d’entreprendre un projet culturel ambitieux, j’ai décidé de dépenser la plus grande partie de l’argent que j’avais gagné grâce à mes œuvres d’art pour élaborer “Bandjoun Station”, une structure à but non lucratif d’inspiration entièrement personnelle en termes de concept, de construction, de production et de mise en œuvre. » B.T.

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Les Transits de Barthélémy Toguo ont émergé d’une série de performances qu’il a commencées en 1996. Celles-ci se déroulent à divers endroits, ce qui met en évidence la mondialisation comme étant une question de connexion et de déconnexion. Les transits constituent des rites de passage qui ont lieu dans des sites de passage : les aéroports et les gares, l’intérieur des avions et des trains. Ces créations perturbent les systèmes d’ordre en place pour révéler les mécanismes invisibles du contrôle, de la discrimination, de l’âgisme et du racisme. 
Transit 2 fait écho à l’arrestation subie par l’artiste à l’aéroport d’Orly en raison de son apparence louche. Les paquets de bonbons fixés à sa ceinture l’ont instantanément assimilé aux armes et au terrorisme aux yeux de la police. Sur Transit 6, dans le Thalys reliant Cologne à Paris, Barthélémy Toguo portait un uniforme de balayeur de rue et a reçu à maintes reprises l’ordre de sortir du train bondé tandis que tous les sièges autour de lui ont fini par se vider. O.B.

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« À l’issue d’un séjour au Drawing Center à New York en septembre 2001, j’ai ramené quelques cartes postales non utilisées que j’avais achetées à Düsseldorf.
Les foules de SoHo, sur Broadway et Canal Street, m’ont incité à réaliser des mini croquis, des portraits anonymes de personnes diverses. De retour à mon studio parisien, j’ai collé différents timbres de ma collection sur ces cartes, lesquelles m’ont donné l’idée de voyager à travers le monde et de demander à des gens d’écrire un message à propos d’eux-mêmes sur une carte postale.
En 2005, de violentes manifestations ont éclaté dans la banlieue parisienne de Saint-Denis : de jeunes Français, issus de parents et grands-parents immigrés, ont exigé de se faire entendre. On a mis le feu aux voitures et aux bâtiments publics. Le phénomène s’est rapidement propagé et d’autres villes se sont embrasées. J’ai décidé de visiter ces lieux et d’écouter ce que ces jeunes avaient à dire. […] Head above Water reconnaît la responsabilité de l’artiste vis-à-vis de la société en donnant à des gens ordinaires l’occasion de faire entendre leurs voix.  » B.T.

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Urban Requiem (2015) présente un agencement d’échelles lestées de bustes en bois. Le dessous de leur base est gravé de slogans tels que « Migrant », inspirés des émeutes et mouvements nationaux récents. Chaque sculpture fait ainsi office de tampon. Barthélémy Toguo a imaginé cette idée pour la première fois dans les années 1990 après avoir remarqué que son passeport fourmillait de cachets déposés par de nombreux agents de douanes du monde entier. Ces marques imitent le langage de l’autorité, du contrôle des frontières et du flux des corps humains et du capital, indissociable des histoires coloniales et impériales. « Mes propositions formelles, mon approche éthique et mon vocabulaire esthétique convergent à long terme pour aller vers l’autre, les autres, avec empathie », affirme l’artiste camerounais. O.B.

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Située dans le 18e arrondissement de Paris, au pied de Montmartre, Château Rouge est la station de métro la plus africaine de la capitale française. En 2017, Barthélémy Toguo y a créé une fresque baptisée Célébrations, laquelle illustre des visages et des corps humains qui s’étendent telles des plantes bleues exubérantes à la faveur d’un processus de renaissance. Cette œuvre, qui a emprunté son nom à une création précédente, illustre « la vie et son éventail d’émotions : la beauté se tient aux côtés de la laideur, le plaisir se mêle à la guerre, la sexualité côtoie la violence et la joie flirte avec la mort. » Après avoir vécu dans ce quartier de 1998 à 2002, l’artiste voit la station comme un lieu qui réunit plusieurs cultures, dont le marché local transporte les produits, les parfums et les coutumes de ses habitants aux origines multiples. O.B.

Osei Bonsu, 2019

Traduit de l’anglais par ADT International

Barthélémy Toguo est né à Mbalmayo au Cameroun en 1967. Il vit et travaille entre Bandjoun (Cameroun) et Paris.
Entre 1989 et 1993 il poursuit des études d’arts plastiques d’abord à l’école des Beaux-Arts d’Abidjan puis à celle Grenoble et enfin à la Kunstakademie de Düsseldorf où il rencontre notamment Tony Cragg, Jannis Kounellis et Konrad Klapheck. S’il s’installe en Europe, devenant citoyen français, Barthélémy Toguo reste profondément enraciné au Cameroun, où il retourne très régulièrement. Il y a créé Bandjoun Station, une fondation inaugurée en 2013 destinée à accueillir en résidence, dans des logements-ateliers, des artistes et des chercheurs du monde entier pour développer des propositions en adéquation avec la communauté locale. Il en parle en ces termes : « Mon idée avec Bandjoun Station était de marier l’art classique africain et l’art contemporain mondial, d’exposer ces œuvres dans un même espace, sans ghettoïsation ou hiérarchie de valeurs. […] C’est ainsi que Bandjoun Station deviendra un carrefour, un véritable lieu de rencontre entre l’art classique et l’art contemporain »1. Ce « laboratoire sans frontière » présente en permanence une collection d’œuvres contemporaines réunies par l’artiste grâce à des échanges avec des confrères et des collectionneurs. Il y développe également des projets d’agriculture dans un esprit de développement durable et sain.

Véritable globe-trotteur, Barthélémy Toguo a acquis une renommée internationale. En effet, dès la fin des années 1990, ses œuvres sont remarquées par plusieurs critiques et conservateurs qui l’invitent dans de grandes manifestations : Hans Ulrich Obrist en 1999 pour Migrateurs (ARC, Paris), Jean-Hubert Martin en 2000 pour Partage d’exotismes (Biennale de Lyon), Pierre Restany en 2001 pour Political Ecology (White Box, New York) et Okwui Enwezor en 2015 pour la Biennale de Venise, All the World’s Future. En 2016, Barthélémy Toguo fait partie des quatre artistes nommés pour le prix Marcel Duchamp et, à cette occasion, il présente l’installation Vaincre le virus ! au Centre Pompidou d’octobre 2016 à février 2017. Réalisée en collaboration avec les chercheurs de l’Institut Pasteur à partir de l’observation de cellules-souches infectées des virus du Sida et d’Ebola cette installation relie l’art et la science. Elle est composée de dessins au mur, de vases monumentaux en céramique et de modélisation 3D des cellules infectées.

Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses collections dont celles du Musée National d’Art Moderne (Paris), de la Bibliothèque Nationale de France (Paris), du MAC/VAL (Paris), de la Tate Modern (Londres), du Museum of Modern Art (New-York), du Museum of Contemporary Art (Miami), du Pérez Art Museum (Miami), de la Fondation Louis Vuitton pour la création (Paris), de la Collection Agnès b. (Paris). Une commande récente et pérenne a été passée à l’artiste pour quatre dessus-de-porte au Musée Rodin (Paris).

https://www.barthelemytoguo.com/

Osei Bonsu est un commissaire d’exposition et écrivain britannico-ghanéen résidant à Londres et à Paris. Il intervient actuellement dans le domaine de l’art international à la Tate Modern où il organise des expositions, développe la collection du musée et élargit la représentation des artistes d’Afrique et de sa diaspora. En tant que leader dans son domaine, il a conseillé les musées, les salons d’art et les collectionneurs privés à l’international et a servi de mentor aux talents émergents par le biais de sa plateforme numérique Creative Africa Network. Il a travaillé comme rédacteur pour la revue Frieze et a apporté sa contribution à plusieurs catalogues d’exposition et publications artistiques comme ArtReview, Numéro Art et Vogue. Ses écrits mettent en avant la relation entre l’art et les questions migratoires, raciales et identitaires dans la société contemporaine. Il a dispensé de nombreux cours sur ces sujets dans différentes institutions, parmi lesquelles l’université de Cambridge, le Courtauld Institute of Art et le Royal College of Art. Osei Bonsu détient un master en histoire de l’art de l’University College London et une licence d’études en commissariat d’exposition de la Central Saint Martins. En 2020, il a été nommé l’une des 40 voix africaines les plus influentes de moins de 40 ans par Apollo Magazine.