Un tourbillon de formes rose chair. Des traînées sinueuses s’entremêlent et se tissent. Elles sont comme l’impression du mouvement des nuages — un dégradé serpentin dans un ciel beige orangé, tirant à certains endroits vers le mauve et le pourpre. Dans les nuées, quelques éléments sont identifiables : une main bleu ciel, les doigts marqués d’une ligne violette sur les phalanges. L’avant-bras émerge d’un amas coloré au reflet blanc lumineux. Sa matérialité est incertaine. Une cruche semble disposer d’un membre très fin qui émerge de son côté gauche. Il s’élève, poussant comme une branche terminée de petites excroissances, doigts ou bourgeons. Impossible de savoir si la main est vivante, ou si elle est un objet ; si l’ustensile à sa gauche est végétal ou animal. S’il est un corps ou un objet. Prise dans un mouvement de torsion, une poire apparaît, métamorphose, tourbillon. Elle devient un dos, on voit bien le haut des fesses qui se dessine sur le flanc lisse du fruit bleu gris. En bas, sur la gauche, une narine sombre évoque un morceau de nez qui pourrait être celui d’une personne, ou tout aussi bien le souvenir d’une statue. On ne voit que des fragments, des états. Difficile de faire la mise au point et pourtant, deux yeux percent à travers la couleur. L’un pointe dans notre direction. C’est la seule chose immobile dans cette image. Il nous relie à la peinture. L’autre regarde ailleurs. Il a l’air de loucher. Il semble nous dire que cette œuvre de Mathilde Denize, Sounds of Figures(2024) est, aussi, une invitation à voir autrement.

« Je me suis rendu compte récemment que mes travaux étaient liés à quelque chose comme un problème de vision », me dit l’artiste lorsque je lui demande comment sont composées ses œuvres. « Ces peintures me font penser à ce qui apparaît quand on laisse aller le regard. J’ai passé beaucoup de temps, lorsque j’étais enfant, à scruter les détails du carrelage, les défauts dans les murs mal enduits et à y voir des choses. C’est un peu comme regarder le ciel et imaginer des formes. Mais on détourne les yeux, et lorsqu’on regarde à nouveau, l’image a disparu ». Comme dans un rêve, mais éveillé, les figures sont fugitives. Elles apparaissent, à la surface de la toile puis s’évanouissent, insaisissables, pour se fondre à nouveau dans la couleur. Seul leur halo, sorte de grande vibration lumineuse, reste visible, évoquant la résonance d’objets rendus fluides et habitant la toile en camaïeu bleuté. Les œuvres peintes de Mathilde Denize peuvent être vues comme autant de natures mortes dans lesquelles ce qui est représenté n’est pas tant l’apparence des choses que leur aura : des still lives qui seraient tout sauf still, car le regard est lui-même mis en mouvement. L’aura des objets tremble et le flou, plutôt que de rendre les scènes moins lisibles, suscite au contraire la tactilité, l’empathie. La scène devient un paysage, nous invitant dans un espace vaste et ouvert.

Comme au cinéma, le mouvement est chargé d’émotion, et la peinture de Mathilde Denize a toutes les qualités d’un film statique, un film dont le sujet, intime et presque abstrait, serait la présence des choses et leur puissance affective. Figures (2023) donne le sentiment que l’œuvre est effectivement comme la projection d’une série d’images en mouvement, concentrées, condensées, dont les points de vue seraient télescopés et présentés simultanément, en transparence, sur une seule surface. La pratique du montage est familière à l’artiste qui, en parallèle de ses études, a aussi travaillé dans le cinéma. C’est d’ailleurs par le biais du découpage et du remontage que Mathilde Denize a affirmé sa position, après un parcours aux Beaux-Arts de Paris pendant lequel l’acte de peindre lui semblait inaccessible. Elle précise, au sujet de ses premiers assemblages : « Je m’étais acharnée mais je n’arrivais pas à être satisfaite de mes peintures. J’hésitais entre jeter tous mes essais où les réutiliser, et j’ai commencé à couper dans les anciennes toiles, des formes qui évoquent des silhouettes, des figures. Je les ai cousues ensemble. Des corps sont apparus, ou plutôt des présences. Des costumes dans lesquels le corps était représenté par son absence ». C’est ainsi que se sont formés des travaux formant un ensemble de découpages : ici une peinture-maillot de bain dans laquelle la toile fait corps, découpe composite, comme une invitation à l’habiter ; là, la silhouette d’une veste fabriquée à partir d’une constellation de morceaux de peintures remployées aux couleurs, motifs et formes divers : aplats monochromes, fonds rapidement brossés, fragments géométriques. Les fragments s’agrègent et constituent un montage complexe, accumulant les provenances et les temporalités. Une main, motif fréquent dans les travaux de Mathilde Denize, est probablement le seul élément reconnaissable. Au milieu de la mise à plat de cette mémoire peinte, cette disposition en forme de plan des stratifications passées, agencées en deux dimensions, elle est le signe de ce qui coupe et qui coud, de ce qui reprend et reprise.

Ces éléments, translucides dans les peintures — facettes, fragments — sont ici opaques. Mais l’opération est semblable : l’artiste présente, sur un même plan, des portions, éparses, de réel. Elles se composent, s’assemblent et forment une carte de temps hétérogènes. A cette politique du fragment répond une prédilection pour la frontalité, voire un certain hiératisme. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles nombre d’oeuvres évoquent des, ou s’intitulent figures : la figure est une silhouette, quelque chose ou quelqu’un d’entraperçu, une invitation à suivre, à s’approcher, pour en observer les détails ; c’est aussi un visage, ici absent (les corps sont toujours invisibles mais suggérés, présents par leur manque), et qui nous regarde. « Il y a quelque chose de sacré dans le rapport qu’on entretient à la frontalité », disait l’artiste lorsque nous abordions la question de l’expérience. « Le rapport au mur vient de l’espace domestique, autant que de celui du culte, je crois », ajoute l’artiste. La vidéo également intitulée Sound of Figures, produite en 2022, permet de comprendre ce rapport au corps, celui du sujet dépeint comme celui de la personne qui regarde. D’une durée de quelques minutes à peine, tournée notamment à Rome, elle met en scène les peintures-vêtements de l’artiste portées par des performeuses dans des paysages et des monuments historiques. Si les peintures sont comme des films mentaux, cette vidéo est une peinture filmée. Les actions sont à peine perceptibles, flashes ou visions de personnages vêtus de grands costumes d’apparat dans des niches antiques, reflets de la lumière sur l’eau qui coule, peintures habitées qui sortent d’un jardin, le flou faisant que tout se mêle, les corps, les feuilles, un paysage qui présente deux grands yeux comme deux soleils, les images sont coupées, accolées, superposées, un visage, ici, aussi vite aperçu qu’il disparaît au montage… Et encore une fois, un plan sur une main, une main qui touche, et qui présente. Qui cueille, et qui tient une poire dans la lumière. Tout est transparence, mouvement, apparitions et immersion. Les corps se fondent dans les matières et la couleur, comme dans les peintures d’auras. Les fragments se mêlent, sans linéarité, se raccordent et se contaminent, comme dans les costumes patchés. Et, encore une fois, les choses, animées, inanimées, les corps, transitoires, translucides et cette pulsation lumineuse : des figures, qui se présentent à nous et devant lesquelles nous nous tenons. Ces figures, qui nous font face. Et qui nous suggèrent que voir différemment, c’est aussi savoir être vu.

La pratique de Mathilde Denize est orientée vers la peinture, le travail d’installation, la composition
sculpturale, la performance et la vidéo. Le travail de Denize est né d’une volonté de faire émerger
du sens d’un présent fragmenté. Collectionneuse d’objets mis au rebut, elle découpe souvent ses
anciennes peintures puis les tisse sous de nouvelles formes avec des matériaux trouvés. Ainsi,
de nouvelles œuvres naissent des vestiges du passé, métaphore de l’existence compliquée de
l’être humain. Inspirée par de grands artistes expérimentaux, comme Carolee Schneemann, elle
utilise autant le corps que la peinture. Ses vêtements, qui ressemblent souvent à une forme
féminine sexualisée, servent à la fois d’armure et de camouflage. Ses peintures sont un journal
ouvert, ponctuant et dialoguant avec ses sculptures. Par une gestuelle subtile, Denize constitue
un ensemble de formes oubliées et anonymes, témoins d’une archéologie contemporaine.

Yann Chateigné Tytelman est auteur, curateur et éditeur. Il vit et travaille à Bruxelles, où il a cofondé Celador, un espace d’art pour « faire des choses avec des mots ».  Ses écrits récents portent sur le sommeil, le silence et les politiques de l’obscurité. Il a organisé des projets artistiques autour des questions d’écologie (How to be Organic ?, County SALTS, Bennwil, 2022 ; Regenerative Futures, Fondation Thalie, Bruxelles 2024), d’histoires alternatives (Material Thinking : Gordon Matta-Clark, Centre canadien d’architecture, Montréal, 2019 ; By repetition, you start noticing details in the landscape, 2019 ; It Never Ends, KANAL-Centre Pompidou, Bruxelles, 2020-21) et de destruction (A Gittering Ruin Sucked Upwards, HISK, Bruxelles, 2022 ; Four Sisters, Musée juif, Bruxelles, 2023). Ses textes ont, entre autres, été publiés dans Conceptual Fine Arts, Mousse, Spike et frieze. Il enseigne dans le cadre des Curatorial Studies (KASK, Gand), à la Royal Academy of Fine Arts de Copenhagen et est PhD supervisor à la Royal Academy of the Arts in Oslo. En 2023, le Centre d’édition contemporaine de Genève a publié Blackout, sa première novella, dont la traduction en anglais sera publiée par Les Fugitives à Londres en novembre 2025. Il travaille actuellement à la réalisation d’une exposition qui prend la forme d’un roman, tout en menant des recherches sur la disparition de la nuit.