Nina Childress a réalisé en 2023 une série de portraits des légendaires galeristes new-yorkais Pat Hearn et Colin de Land. Dans une œuvre monumentale intitulée Pat fur(210 x 150 cm), Pat fixe le spectateur d’un regard plein d’espoir. Elle a les yeux écarquillés, les lèvres rouges et le nez également légèrement rougi. Elle porte des boucles d’oreilles en perle et une énorme toque de fourrure qui semble illuminée par l’arrière-plan, lequel forme autour de sa tête une aura d’un jaune éblouissant, par endroits décoloré comme sur un vieux Polaroïd. Avec cette série, Nina Childress évoque une époque révolue : la scène artistique new-yorkaise des années 1980 et 1990(Pat est morte en 2000, à l’âge de 45 ans, des suites d’un cancer, tout comme Colin, mort en 2003 à l’âge de 48 ans). Colin Cigarette (night view) le représente de trois quarts, un mégot de cigarette suspendu à ses lèvres, les cheveux ébouriffés, les sourcils froncés et le regard souligné par de longs cils ténébreux. Le tableau, peint dans des tons verdâtres avec une peinture à l’acrylique phosphorescente, brille dans l’obscurité.
Mais à peine se fait-on la réflexion que Nina Childress les présente comme de lointains cousins de Faye Dunaway et de Warren Beatty dans Bonny & Clyde qu’une autre série de toiles de plus petites dimensions introduit une touche d’absurdité un peu kitsch. Dans Colin de Land facing et son pendant Pat Hearn facing, les yeux un peu trop écarquillés de Pat et les épaules et le torse un peu trop étriqués de Colin ajoutent un petit côté « Barbie et Ken » à cette image qui flirte avec le romantisme et le glamour. Une autre toile au format paysage montre Pat debout dans une galerie d’art, les yeux peints avec un maquillage rose et noir outrancier qui la fait ressembler à Cléopâtre. Le titre du tableau Now the market is better and we outgrew the funkiness(« Maintenant le marché s’améliore et nous commençons à sortir de la marginalité »)est une citation de Pat tirée d’une interview parue en 1998 dans le magazine Artforum, où elle évoquait les perspectives d’avenir de la foire d’art internationale organisée au Gramercy Hotel (plus tard rebaptisée « Armory Show ») qu’elle avait cofondée avec Colin de Land et d’autres galeristes. Cette série de peintures a été conçue pour être exposée dans le cadre de The Art Show, une foire d’art annuelle présentée dans les locaux de l’Armory Show. C’est là qu’intervient une note satirique et amère : même la légendaire Pat Hearn ne semble pas immunisée contre la soumission ingrate au marché de l’art.
Nina Childress crée d’élégants portraits conçus comme des images épiphaniques où le romantisme se mêle au glamour, en s’appuyant sur un registre étendu qui lui permet d’osciller sans cesse entre hyperréalisme et abstraction caricaturale. Ces portraits sont néanmoins sous-tendus par un certain sens du kitsch et du mauvais goût. Nina n’hésite jamais, en effet, à se confronter à ses propres contradictions et aux réalités sociales les plus dérangeantes. Née en 1961 à Pasadena, en Californie, mais ayant vécu la majeurepartie de sa vie en France, elle a rencontré Pat Hearn dans les années 1980. Le Portrait of Pat Hearn and Chichi (son chien), qui date de 1985, est peint dans un style vif inspiré de la bande dessinée dans lequel on perçoit l’influence du mouvement punk etde la New Wave. Ses premières œuvres remontent à 1980. Souvent signées de son nom de chanteuse punk Nina Kuss, elles prennent rapidement une coloration satirique,qu’il s’agisse d’un portrait d’une fadeur abyssale du prince Charles et de Lady Di (She wants a double bed, 1981) ou d’un tableau aux couleurs acidulées, construit selon un dispositif panoptique produisant un effet comique, des personnages de la série télévisée Dallas (1982). Son œuvre s’oriente ensuite vers le style graphique illustratif« néo-primitiviste » qui connait un immense succès entre le début et le milieu desannées 1980 avec des artistes tels que Keith Haring et Kenny Scharf à New York, ou Milan Kunc à Düsseldorf. Nina Childress aurait pu se laisser enfermer dans ce style, mais avec son audacieux Portrait de Sylvie Vartan (1987), elle prend une orientation différente : basé sur une photo glamour de la chanteuse yé-yé des années 1970, avec sa mèche aguichante d’un blond peroxydé et son collier de dents de requin, ce tableau représente son modèle avec les yeux légèrement de travers tandis que l’arrière-plan est dominé par un motif psychédélique formé de doubles cercles concentriques, également de guingois, dans des tonalités de bleu, rouge et jaune fortement contrastées. Dans les œuvres de Nina Childress, les femmes ne sont pas simplement les objets d’une fétichisation exacerbée– comme elles le seront plus tard dans les œuvres de Richard Phillips – mais sont le plus souvent présentées comme des sujets gardant le contrôle sur le regard du spectateur.
Nina a ensuite continué à expérimenter divers sujets et techniques picturales, allant même jusqu’à s’essayer à la sculpture. Maniant l’ironie avec beaucoup d’humour, elle a également abordé frontalement la question de la fétichisation des objets. En peignant inlassablement des Tupperwares (1990), des bonbons gélifiés (1991/1992), des savonnettes (1992/1993) ou, plus récemment, des stars du Glam metal (2022), Nina revendique le fait de ne considérer aucun sujet comme trop banal ou indigne d’être représenté. En cela, elle est proche d’un Francis Picabia détournant dans ses œuvres des images sentimentales et d’un Bernard Buffet faisant preuve d’un misérabilisme romantique de « mauvais goût ». Elle s’inscrit aussi dans la lignée des artistes belges influencés par la « période vache » de René Magritte ou des artistes allemands (Martin Kippenberger, Werner Büttner et Albert Oehlen) qui, dans les années 1980 et 1990, se sont inspirés du pop art burlesque de Sigmar Polke. Sans oublier un tropisme très américain pour le comique grotesque (comme chez George Condo) et un attrait revendiqué pour le bizarre et l’amateurisme (qui trouve peut-être sa meilleure illustration dans les Thrift Store Paintings de Jim Shaw). Toutes ces orientations ont encommun une rébellion contre la volonté de « sortir de la marginalité » qui permet à la peinture d’être de nouveau ouverte aux explorations et expérimentations, sans se laisser décourager par le sérieux professé par certains artistes et par les limites dogmatiques du bon goût – à l’occasion de la grande exposition collective« Ridiculously Yours ! » organisée à Hambourg en 2022-2023, où était présenté le travail de Nina Childress, Cristina Ricupero et moi-même avons décrit, en tant que curateurs associés, cette sensibilité artistique particulière comme une forme« d’inconfort enthousiaste ».
Dans le cas particulier de Nina, l’humour s’accompagne d’un message féministe, qui atteint peut-être son plus haut niveau de drôlerie dans sa reproduction fidèle, réalisée en 2018, d’un autoportrait du peintre Alphonse Fauré qui s’est représenté, avec une ironie non-intentionnelle, vêtu d’un béret noir, d’une blouse grise de peintre et d’un nœud papillon rouge, avec sur le visage l’expression habitée de l’artiste fixant l’horizon. C’est ce qui rend l’œuvre de Nina Childress si remarquable et impressionnante : en un peu plus de quatre décennies, elle n’a jamais perdu le désir de tester les limites du ridicule et de certaines situations aptes à susciter le malaise, ni sa volonté d’expérimenter – pour l’amour de l’art, mais aussi pour le plaisir espiègle de faire rire.

Nina Childress, née en 1961 à Pasadena (Californie, Etats-Unis) a grandi à Paris, où elle vit et travaille aujourd’hui. Issue de la scène punk alternative parisienne puis du collectif les Frères Ripoulin, Nina Childress n’a cessé de peindre depuis 1983. Son travail gagne en visibilité en 2009 lorsque Christian Bernard lui propose une retrospective au Musée d’Art moderne et contemporain de Genève (MAMCO) où il occupe le poste de directeur, suivie d’une autre exposition personnelle deux ans plus tard.

Après son Master en arts plastiques, Nina Childress poursuit ses recherches en peignant simultanément dans des styles différents. Offrant une revisite grinçante de l’histoire du portrait dans la culture populaire occidentale, sa peinture capte de plus en plus les clichés de représentations féminines. Pour certains tableaux, elle réalise plusieurs versions, entre perfectionnisme et caricature, entre good et bad painting, questionnant la notion de « bon goût ». En 2019-2020, Nina Childress commence à peindre avec des pigments phosphorescents. Aujourd’hui, ses sujets se centrent davantage sur des portraits d’idoles féminines glamour du cinéma et de la chanson populaire, comme Sylvie Vartan, Kate Bush ou encore Hedy Lamarr. En 2020, Hedy Lamarr est également le modèle de sa première statue en bronze, réalisée grâce à la bourse de la Fondation des Artistes.

Récemment, son travail a été montré dans de nombreuses institutions le Musée National d’Art Moderne – Centre Pompidou, Paris et le Centre Pompidou Metz (2023/2024); le FRAC Ile-de-France, Romainville (2023); La Cinémathèque française, Paris et le MAC VAL, Vitry-sur-Seine (2022); MAMCO, Genève (2021); le Musée d’Art Moderne de Paris (2020). Une exposition personnelle d’ampleur lui a été consacrée à La-Chaux-de-Fond (Suisse) en 2022. En 2021, Nina Childress est nommée Chevalier de la Légion d’Honneur pour son parcours au service de la culture. Une grande rétrospective lui a été dédiée au FRAC Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux, en décembre 2021. À cette occasion, son catalogue raisonné, depuis son premier tableau peint en 1980 jusqu’à ceux de 2020, est publié accompagné d’une autobiographie écrite par Fabienne Radi. Depuis 2019, elle est cheffe d’atelier à l’École des Beaux-Arts de Paris.

Son travail est représentée par la galerie Nathalie Karg à New York et par la Galerie Art : Concept à Paris depuis 2022. Ses œuvres figurent dans les collections du Musée National d’Art Moderne à Paris, du MAMCO à Genève, du Mac-Val à Vitry-sur-Seine, du Fond municipal d’art contemporain de la ville de Paris et de nombreux Frac.

Jörg Heiser est commissaire d’exposition, critique et directeur de l’Institut pour l’art à la Faculté des beaux-arts de l’Université des arts de Berlin. Il est président du conseil d’administration de la nGbK (neue Gesellschaft bildender Kunst, Nouvelle société des beaux-arts, Berlin) et membre du groupe La Stampa (dernier album Bonjour Trieste, Vinyl Factory London 2018). Il a été rédacteur en chef du magazine Frieze de 1998 à 2018. Il a notamment publié All of a Sudden. Things That Matter in Contemporary Art (2008), Double Lives in Art and Pop Music (2019, tous deux chez Sternberg/MIT), et (en tant que co-éditeur) Public Art. Le droit de mémoire et la réalité des villes (2024, Distanz). Depuis 1994, il écrit régulièrement pour de nombreux périodiques nationaux et internationaux (Texte zur Kunst, Frankfurt Allgemeine Zeitung, Süddeutsche Zeitung, Züricher Tagesanzeiger, Mousse, Camera Austria, etc.) ; Heiser continue d’écrire régulièrement pour e-flux et Republik.ch.
Heiser compte de nombreuses contributions à des livres et à des catalogues. Parmi les nombreuses expositions qui lui sont attribuées, Heiser a été commissaire de l’exposition collective à grande échelle Romantic Conceptualism (Kunsthalle Nürnberg, Allemagne, et Bawag Foundation Vienna, Autriche, 2007, catalogue), de la Nuit Blanche de Monaco 2016 (avec Cristina Ricupero), et il a été co-commissaire, avec Ricupero et Gahee Park, de la Biennale de Busan 2018, en Corée du Sud (catalogue). Toujours avec Ricupero, il a été commissaire de l’exposition « Ridiculously Yours ! Art, Awkwardness and Enthusiasm » (Bundeskunsthalle Bonn, Allemagne, autres arrêts Deichtorhallen Hamburg et Neue Galerie/Halle für Kunst, Graz, Autriche). Il vit à Berlin.