Yimiyanke x Haaliyanke x Murtudo! (1)

“Vous verrez : mes mots à moi tressautent et cliquettent comme des chaînes. Des mots qui détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent, torturent ! Des mots qui fessent, giflent, cassent et broient ! Que celui qui se sent mal à l’aise passe sa route.”
Calixthe Beyala, Femme nue, femme noire

Une feuille de papier épais, crème, se tient là, sur le rebord d’une fenêtre. D’autres pages, debout, montent la garde, recouvertes de visages noirs. Un pas de recul et je distingue mieux leurs traits, gravures de figures imprimées au tampon de bois. Derrière ces feuilles de papier, celles, vertes, d’un jardin se dessinent. Un jardin parisien. Il fait froid, mais beau. Hamedine Kane termine sa résidence à la Cité des Arts. Et je découvre ses gravures pour la première fois.

Il sera peut-être malaisé d’expliquer ce qui se passe pendant cette première rencontre mais quelque chose comme un poème rédigé à quatre mains se dessine sur les murs d’une maison. Hamedine travaille à son projet Trois Américains à Paris qui prend comme point de départ les chemins d’un trio d’écrivains afro-américains exilés en France : Richard Wright, Chester Himes et James Baldwin. Dans l’espace de son atelier, il crée un abri pour leurs mots, une cabane de poutrelles et de tissu, sur laquelle nous débutons l’écriture d’un poème. Saisissant les livres qui jonchent le sol de l’atelier, nous choisissons des passages de Calixthe Beyala, Frantz Fanon, et d’autres, que nous venons inscrire sur sa charpente. Sans grand discours, sans beaucoup se parler non plus, sauf pour échanger les mots d’autres, nous créons simplement l’espace d’une rencontre.

Ce projet des Trois Américains fait suite à un corpus, Salesman of Revolt(2), initié en 2018 à Mumbai avec l’artiste indienne Tejswini Narayan Sonawane, et exposé à la biennale de Dakar en 2018, ou plus récemment au palais de la Porte Dorée.(3) Kane y aborde de biais l’impact des luttes raciales dans les sociétés africaines et occidentales via un ensemble de gravures, représentant les couvertures de livres vendus par de jeunes commerçants sur les places publiques africaines. Ne sachant parfois pas lire, ces derniers vantent néanmoins les mérites d’ouvrages poétiques ou révolutionnaires, de Cheikh Anta Diop à Ta-Nehisi Coates, dont ils font le commerce sur le bord de la route. Sur leurs têtes, ils arborent ainsi des décennies d’héritage littéraire et révolutionnaire noir, traces d’un combat contre le colonialisme qui est loin d’être éteint.

Cette manière poétique d’habiter le monde, je l’ai retrouvée, plus tard, dans les films d’Hamedine Kane. Chacune de ses vidéos constitue une sorte de cabane pour abriter mots et regards sur le monde. Dans celle dont j’ai emprunté le titre (4), on suit les pas de l’artiste, dans le sable, alors qu’il vogue, erre, ou divague. De manière synecdotique, on y lit les milliers de pas de milliers de migrants qui quittent les côtes pour rejoindre l’Europe, ou d’autres rivages possibles. “Pour être dans le monde, il faut être en mouvement”(5) disait l’artiste dans une émission radiophonique. De même, l’oeuvre charrie avec elle les mythes de flâneurs tels qu’imaginés par Charles Baudelaire dans Le Peintre de la Vie moderne (6), ou celles de marcheurs contemporains, dont le britannique Hamish Fulton et l’artiste afro-brésilien Paulo Nazareth.(7) “Marche, marche, marche” ressasse l’artiste. Aux mots, il appose des images : scènes de douane, pieds qui fuient, migrants en gare, pieds qui fuient, cartes routières, pieds qui…

Quelques années plus tard, il rencontre Ayesha Hameed, une artiste et universitaire dont le travail prolonge les recherches de Paul Gilroy autour du concept de “Black Atlantic”(8). Ensemble, ils réalisent A l’ombre de nos fantômes, qui relate l’histoire de onze migrants retrouvés morts à bord d’un navire ayant dérivé quatre mois depuis le Cap Vert jusqu’aux côtes de la Barbade, empli de migrants. Le film opère par couches : des séquences donnent à voir le marcheur filmant son ombre, soudain recouvertes par d’autres images d’océan enragé. La violence du fait politique n’est pas montrée de front, mais les avatars de Mami Wata, la déesse océan qui avale les corps, s’égrènent sur la bande-son, avec l’effet d’une vague. Métaphores de politiques migratoires dévastatrices, ces déferlements font d’A l’ombre une oeuvre intime : on y navigue à la surface même de la peau, collé.es au corps filmant, le cil sur la lentille de la caméra. Hamedine Kane y scande le texte d’Edouard Glissant “Il n’est frontière qu’on outrepasse”, retravaillé pour traduire sa conception de l’exil : “Carthage et le sel noir/Et le ventre de ces bateaux négriers/Les gabelles et le sel/Rouge/Et Hiroshima/Et Nagasaki/La smala d’Abdelkader (…) Et la bibliothèque de Tombouctou/La Nouvelle Orléans/Et ses Katrina d’eau/Depuis toujours…” Glissant allait plus loin encore : “nous fréquentons les frontières, non pas comme signes et facteurs de l’impossible, mais comme lieux du passage et de la transformation. (…) C’est pourquoi nous avons besoin des frontières, non plus pour nous arrêter, mais pour exercer ce libre passage du même à l’autre, pour souligner la merveille de l’ici-là. Il n’y a de frontière que pour cette plénitude enfin de l’outrepasser, et à travers elle de partager à plein souffle les différences”(9). C’est peut-être ce que Kane met en jeu à chaque collaboration, avec Hameed, Sonawane, Glissant, le cinéaste belge Benoît Mariage qui le prit sous son aile pour lui apprendre le cinéma, ou encore avec moi, ce jour dans la cabane.

Yimiyanke Haaliyanke… Murtuɗo!

“Le paradoxe - et il est effrayant - est que le Noir américain n’a et n’aura d’avenir nulle part, sur aucun continent tant qu’il ne se résoudra pas à accepter son passé. Accepter son passé, son histoire, ne signifie pas s’y noyer ; cela signifie apprendre à en faire bon usage.”(10)
James Baldwin, La Prochaine Fois, le Feu

“People like they historical shit in a certain way. They like it to unfold the way they folded it up. Neatly like a book. Not raggedy and bloody and screaming.”(11)
Suzan-Lori Parks, Topdog/Underdog

Hamedine Kane évoque l’importance des poèmes pulaar(12) de Mammadu Sammba Joob, surnommé Murtuɗo, “le révolté”. Ils me semblent avoir la tonalité de la poudre que mes échanges avec Kane ont souvent. Dès qu’on s’interroge sur son travail, remontant les lianes de son arbre généalogique, on rencontre le militantisme : son oncle, le professeur Saïdou Kane, socio-anthropologue et fondateur de l’Union Démocratique Mauritanienne (UDM) fut pour ses écrits, dont le Manifeste du Négro-mauritanien Opprimé (1986). Plus loin sur une branche, on croise avec Elimane Boubacar Kane, résistant anticolonial et figure fondatrice du Futa Tooro, la région frontalière de la Mauritanie et du Sénégal où Kane est né (13). Ce prénom, Elimane, opère d’ailleurs comme un nom de code au travers de son oeuvre. Kane est en partie le produit de mouvements migratoires d’intellectuels africains, qui, après avoir étudié en Russie, devinrent les premiers cadres d’états africains nouvellement indépendants, marquant la fin officielle de la colonisation française.

L’intérêt pour la question politique se manifeste dès lors dans chacun de ses gestes, de la marche à la parole, en passant par la caméra. Comme Baldwin exhortait à le faire, Hamedine Kane s’interroge sur la manière dont le fait politique fait récit. C’est le cas dans Déclaration de Politique générale(14) : il y met en parallèle la révolution “toroodo” de 1776 au Futa, et celle du Sénégal contemporain. De même, depuis 2018, il travaille en collectif, au sein de l’École des Mutants co-fondée avec son ami Stéphane Verlet-Bottero. Ce groupe de recherche, dont les membres fluctuent, s’intéresse au rôle qu’ont joué les utopies académiques dans les processus de postindépendances et de construction d’état-nations africains. Plusieurs artistes et chercheur.euses se retrouvent sous cette ombrelle, dont Boris Raux, Lou Mo, ou Valérie Osouf, pour étudier ensemble l’héritage de mouvements transnationaux -les Non-Alignés, l’Afro-Asianisme. Volontairement antihiérarchique et nomade, l’École prend des formes différentes selon les projets : publications, oeuvres vidéo collectives ou installation sculpturale. Son nom la rattache à l’université des mutants fondée en 1977 à Gorée (Sénégal) et à celle, avortée, du Futur Africain, co-financée par de nombreux États africains et Taiwan dans les années 1990, dans l’optique de promouvoir les savoirs épistémologiques décoloniaux. Là où l’école est la plus fertile, c’est lorsque qu’elle donne lieu à des assemblées qui permettent de penser à plusieurs comment déconstruire et reconstruire les idéologies et structures pédagogiques héritées en recentrant les discours et écrits africains au coeur de l’histoire politique et sociale globale. Lorsqu’elle s’appuie sur l’imaginaire du ‘mutant’ tel que pensé par l’écrivaine Octavia Butler ou par Glissant, comme ce fut le cas à Sébi-Ponty, lors de l’Assemblée que Kane coorganise en 2019. Là, l’École donne à voir la puissance de la société civile en acte, ou, pour citer un texte cher à l’artiste, nous rappelle que “rien d’important ne se fait sans une “nuée non-historique””, tous.tes conversant ensemble de la puissance vertueuse des “devenirs révolutionnaires”(15).
Ce qu’il y a de plus révolutionnaire dans le travail d’Hamedine Kane, c’est sa façon de vivre. Le film La Maison Bleue, qu’il signe en 2020, le montre de manière claire. Dans ce dernier, le réalisateur suit les pas d’un ami, Alpha, qui vit dans la “Jungle de Calais”, dans une cahute qu’il s’est construite au milieu du campement migrant. Lorsqu’il entend sa voix à la radio, Hamedine Kane décide de rejoindre Alpha Diagne, son ami d’enfance, et pendant plusieurs mois, il vivra dans cette case peule au milieu de la jungle de Calais, partageant avec Alpha son histoire, depuis l’Afrique de l’Ouest vers Istanbul, la Grèce, et les Balkans. C’est cette proximité avec le sujet, ces espaces-temps partagés qui font du travail cinématographique d’Hamedine Kane une sorte de “machine de guerre” à la Deleuze. Dans Mille Plateaux, il rappelait que ces derniers ne se définissent pas par leur vertu guerrière, mais plutôt “par une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps, ou d’inventer de nouveaux espaces-temps : les mouvements révolutionnaires, mais aussi les mouvements d’art sont de telles machines de guerre”(16). Avec Hamedine Kane, on s’arme de sciences et de savoir, de livres, souvent, mais surtout, on prend le temps.
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1 Ce titre pourrait se traduire par Hamedine Kane. Poète x Orateur x Révolté! mais pourquoi le traduire ?
2 En français, on dirait ‘cessionnaire de révolte’.
3 Ce qui s’oublie et ce qui reste, par Meriem Berrada, Musée national de l’histoire de l’Immigration, Paris, mai–août 2021.
4 Hamedine Kane, Habiter le Monde, 2016, 14 min.
5 “Un habitant du monde nommé Hamedine Kane” dans En Sol Majeur, RFI, 26 juin 2022, accessible via https://www.rfi.fr/fr/podcasts/en-sol-majeur/20220626-un-habitant-du-monde-nomm%C3%A9-hamedine-kane.
6 Charles Baudelaire, “Peintre de la Vie moderne”, 1860, publié dans Le Figaro à partir de 1863.
7 Paulo Nazareth a marché pendant six mois dans le cadre d’un projet performatif, “Notícias de América” qui consistait à rejoindre les Etats-Unis à pied depuis Belo Horizonte, au sud-est du Brésil.
8 Paul Gilroy, The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, 1993. Il s’agit d’un ouvrage de référence sur la question noire qui trace les affinités entre expériences noires africaines, américaines, britanniques et caribéennes. Hameed est professeure au Goldsmiths à Londres, où Gilroy a longtemps enseigné.
9 Edouard Glissant, “Il n’est frontière qu’on n’outrepasse” in Le Monde diplomatique, octobre 2006, page 16, accessible via http://www.lutecium.fr/www.ecole-lacanienne.net/documents/actualite/ilnestfrontiere.pdf.
10 James Baldwin, “Down at the Cross: Letter from a Region of My Mind” in The Fire Next Time, 1963, p. 81.
11 Suzan-Lori Parks, Topdog/Underdog”, Dramatists Play Service Inc., 1999, p. 57
12 La langue native de l’artiste.
13 Mamoudou Sy, La vallée du fleuve Sénégal dans le jeu des échelles politiques : le Dimar aux 18e et 19e siècles, 2018, 276 p.
14 Hamedine Kane, Déclaration de Politique générale, 2018, 15 min.
15 Gilles Deleuze, “Le devenir révolutionnaire et les créations politiques” in Multitudes, 1990, non paginé.
16 Ibid, 1990, non paginé.

Hamedine Kane, artiste et réalisateur sénégalais et mauritanien, vit et travaille entre Bruxelles, Paris et Dakar. À travers sa pratique, Hamedine Kane fréquente les frontières, non pas comme des signes et des facteurs d’impossibilité, mais comme des lieux de passage et de transformation, comme un élément central dans la conception de l’identité itinérante. Il utilise des mots et des images pour mettre en évidence les notions d’exil, d’errance et de mouvement, mais aussi pour remplacer le temps politique par le temps de la vie. Il a développé un intérêt marqué pour la mémoire et le patrimoine qui se reflète dans “The School of Mutants” avec Stéphane Verlet-Bottero, un projet de recherche qui se mêle au passé et au futur, transgressant et irriguant les limites de l’espace et du temps.

Les dernières œuvres de Hamedine Kane ont été exposées lors de la dernière Biennale Dak’art sous la direction de Simon Njiami, à la Documenta 14 : “Every Time A Ear Di Sound”, organisée par Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, Elena Agudio et Marcus Gammel.

En 2018, son travail a fait l’objet d’une exposition personnelle à Mumbai à la Clark House Initiative, avec cette structure il a poursuivi une collaboration au Showroom de Londres. En 2018, Hamedine Kane a également exposé à la FIAC, à la Colonie à Paris et différentes expositions à Bruxelles, Montréal et en France. Il a participé à la Biennale de Taipei 2020 et la biennale de Dak’art et de Berlin en 2022.

Son film The Blue House a reçu une mention spéciale du jury à l’IDFA à Amsterdam en 2020.

Valentine Umansky a travaillé pour diverses institutions dédiées aux arts visuels et assure actuellement le poste de curatrice pour l’art international, à la Tate Modern de Londres. Entre 2015 et 2020, elle a occupé des postes aux États-Unis à l’International Center of Photography, au Museum of Modern Art et au Contemporary Arts Center, Cincinnati. En France, elle a collaboré avec le festival des Rencontres d’Arles, et a publié Duane Michals, Storyteller (Filigranes). Elle a également été co-commissaire du festival LagosPhoto 2018, et Layers. Nigerian Modern Art avec Iheanyi Onwuegbucha (CCA, Lagos).